Par Naysan Saran, cofondatrice et directrice générale CANN Forecast
Abrégé sous l’acronyme IA, le terme « intelligence artificielle » a été inventé par l’universitaire américain John McCarthy en 1956 et désigne aujourd’hui l’ensemble des techniques permettant aux machines d’imiter ou de dépasser les capacités humaines. Cette technologie est devenue si omniprésente qu’en 2024, à la fois les prix Nobel de physique et de chimie ont été décernés à des technologies basées sur l’IA1. Dans un contexte où les infrastructures d’eau potable et d’eaux usées sont vieillissantes et où les budgets municipaux sont limités, des municipalités canadiennes ont su tirer avantage des modèles prédictifs pour optimiser la gestion de leurs infrastructures. Cet article en présente quelques cas concrets.
Intelligence artificielle : pourquoi maintenant ?
Malgré l’engouement récent pour le domaine, le lectorat pourrait être surpris d’apprendre que la plupart des algorithmes utilisés en IA étaient déjà développés dans les années 1980. Cependant, deux facteurs limitaient grandement leur efficacité : d’abord, la faible quantité de données disponibles et, ensuite, le coût exorbitant des serveurs de calcul. Ces deux obstacles sont aujourd’hui surmontés : non seulement la quantité de données produite par l’humanité a augmenté de 5000 % entre 2010 et 20222, mais la puissance de calcul que l’on peut acheter avec un dollar a été multipliée par dix à chaque décennie depuis 19603.
De plus en plus de données collectées par les municipalités
Même si l’industrie de l’or bleu est moins avancée dans sa digitalisation que d’autres domaines tels que la finance ou la logistique, la quantité de données collectées sur les infrastructures hydriques a considérablement augmenté au cours des dernières années. À ce niveau, le gouvernement du Québec a été précurseur, étant l’un des premiers à instaurer la pratique des plans d’intervention en 2005. C’est ainsi que de nombreuses municipalités ont bâti des bases de données de qualité, qu’elles peuvent désormais exploiter afin de mieux prédire l’état de leurs actifs.
De plus, un nombre croissant d’appareils connectés à Internet sont installés dans les réseaux : débitmètres, senseurs de pression, bornes fontaines intelligentes… La quantité massive d’information que ces outils génèrent peut maintenant être valorisée pour suivre l’état des infrastructures en temps réel et permettre une gestion proactive de l’eau. Les sections qui suivent présentent des cas concrets de municipalités canadiennes qui ont pu optimiser la gestion de leurs infrastructures à l’aide de l’IA. Les deux projets décrits ci-dessous ont été réalisés par les équipes municipales en collaboration avec CANN Forecast, une entreprise montréalaise dont la mission est d’appliquer l’intelligence artificielle à la gestion de l’eau.
Image générée par l’intelligence artificielle.
Exemple de la Ville de Midland : optimisation des investissements des réseaux de distribution et de collecte
La Ville de Midland est une municipalité ontarienne d’environ 18 000 habitant.es possédant plus de 200 km linéaires d’infrastructures d’eau potable et d’eaux usées. Comme la plupart des municipalités nord-américaines, la Ville avait besoin d’un cadre de gestion des risques efficace qui tienne compte à la fois de la probabilité de bris et des conséquences de défaillance, afin de maintenir un bon niveau de service pour ses citoyen.nes.
Traditionnellement, l’estimation des conséquences associées à un bris d’infrastructure est un travail imprécis, car les nombreux coûts directs et indirects (économiques, sociaux et environnementaux) sont souvent difficiles à quantifier et à comparer. Cependant, en combinant les données sur les infrastructures d’eau existantes, l’historique des bris et des inspections, avec les données et les connaissances du personnel municipal, la Ville de Midland a été en mesure de créer un modèle basé sur l’IA capable de prédire la dégradation de ses conduites d’eau potable et d’égouts. Ce modèle a aussi été entraîné pour fournir des informations sur les impacts économiques et sociaux liés aux conséquences d’une défaillance.
Une fois mises en place, les performances de la méthode basée sur l’IA ont été comparées aux stratégies de remplacement traditionnelles, soit remplacer en premier les conduites les plus vieilles ou les conduites ayant le plus haut taux de bris. À la suite de cette validation, le modèle d’IA s’est avéré neuf fois plus efficace que les stratégies traditionnelles. Pour la Ville, cela pourrait se traduire par des économies potentielles de 80 000 à 100 000 dollars sur 4 à 5 ans, en supposant un taux de remplacement annuel de 1 %. Ainsi, en 2024, la Ville de Midland a remporté le prestigieux prix Peter J. Marshall Innovation Award de l’Association des municipalités de l’Ontario (AMO) pour cette avancée4.
Ville de Longueuil : améliorer la résilience des infrastructures aux fortes pluies
Comme la plupart des municipalités du Québec, la Ville de Longueuil est de plus en plus exposée aux conséquences des fortes pluies, qui incluent les inondations pluviales et les débordements d’eaux usées. Ainsi, depuis 2020, la Ville a connu quatre événements de pluies extrêmes, dont la période de retour dépasse 50 ans ou plus. Afin d’améliorer la gestion des eaux pluviales, la municipalité souhaitait se doter d’un outil permettant de mieux analyser les effets des fortes pluies sur les infrastructures urbaines, les bâtiments et le territoire5.
C’est dans ce contexte qu’en 2024, la Ville a démarré un projet pilote en collaboration avec CANN Forecast, visant à offrir un portrait en temps réel de la performance des infrastructures municipales face aux fortes pluies. Il s’agit ici de rassembler dans une même plateforme temps-réel les informations telles que les refoulements d’égouts, la pluviométrie, l’accumulation d’eau sur les routes, ainsi que les endroits où les équipes de travaux publics seront déployées. Dans ce cas-ci, la science des données et l’intelligence artificielle sont utilisées pour mieux prédire l’impact d’événements tels que les pluies combinées aux fontes de neige6.
De l’intelligence artificielle à l’intelligence augmentée
Entre le suivi des infrastructures, les senseurs connectés émettant un signal jusqu’à plusieurs fois par minute et les observations météorologiques, les municipalités accumulent désormais l’information à une vitesse impossible à analyser par l’être humain. Afin de mieux servir et protéger la population dans un contexte où les conséquences des changements climatiques se font de plus en plus ressentir, la valorisation de cette quantité colossale de données par l’IA n’est plus une option.
Cependant, comme il s’agit de la distribution et de la collecte d’une ressource critique pour les citoyen.nes, il serait avantageux de cheminer vers un futur où les algorithmes auraient pour but de fournir des recommandations aux gestionnaires municipaux, qui auront toujours la charge de prendre les décisions finales. L’intelligence collective du personnel de la Ville serait donc augmentée, plutôt que remplacée, par des algorithmes capables d’extraire les tendances importantes à partir de la quantité massive de données disponibles.
Consulter la revue complète1 https://www.nobelprize.org/all-nobel-prizes-2024
2 https://www.forbes.com/sites/gilpress/2021/12/30/54-predictions-about-the-state-of-data-in-2021
3 https://intelligence.org/2014/05/12/exponential-and-non-exponentia
4 https://www.amo.on.ca/about-us/news-releases/town-midland-receives-municipal-innovation-award
5 https://www.iveo.ca/storage/app/media/uploaded-files/D%C3%A9fi%20innovation%20-%20IV%C3%89O%20-%20Longueuil%20-%20R%C3%A9silience%20aux%20fortes%20pluies.pdf
6 https://www.lecourrierdusud.ca/inondations-a-longueuil-un-projet-pilote-pour-une-plus-grande-efficacite/