Par Catherine Morency, ing., Ph.D.
Quiconque s’intéresse sérieusement et objectivement aux enjeux de la mobilité, du transport, des changements climatiques, du fardeau économique, de l’équité ou de tant d’autres défis contemporains sait que les transports collectifs sont la seule solution systémique et cohérente pour enclencher la véritable transformation dont on a besoin.
Cette évidence semble pourtant échapper à plusieurs décisions qui retardent, voire empêchent le Québec de progresser en phase avec ses cibles. Quel est le rôle des ingénieur·es du Québec face à cette évidence trop souvent bafouée ?
État des transports au Québec
Résumer l’état des transports au Québec ne fait que confirmer l’inertie du « système » face à des territoires, des programmes, des politiques et des réseaux qui soutiennent une mobilité ancrée sur le véhicule privé.
Le parc de véhicules privés croît plus vite que la population d’adultes[1]. Considérant que le transport est le deuxième poste budgétaire le plus important des ménages[2] et que, d’année en année, le prix moyen des véhicules tend à croître[3], c’est tout sauf rassurant et en phase avec le souhait de nos gouvernements de respecter la capacité de payer des citoyen·nes. On estime d’ailleurs à quelque 34 milliards de dollars le montant dépensé annuellement par la population du Québec pour acheter, louer, entretenir et utiliser des véhicules privés[4]. C’est tout sauf un investissement quand on sait que ces véhicules restent stationnés près de 95 % du temps[5] et que la majorité de ces dollars ne contribuent pas à enrichir le Québec. Plus de véhicules sur nos routes, c’est aussi plus de congestion, plus d’énergie consommée, plus d’émissions de gaz à effet de serre (GES), plus de pollution atmosphérique, plus d’espace consommé, plus de dettes, plus d’accidents, etc.
Figure 1. Part des différents modes de transport dans les déplacements domicile-travail pour cinq villes du Québec (Saguenay, Trois-Rivières, Sherbrooke, Québec, Montréal et Gatineau) en 2011, 2016 et 2021, Recensements canadiens de 2011-2016-2021 (AC : Auto-conducteur ; AP : Auto-passager TC : Transport en commun)
La part de l’« auto solo » dans les déplacements entre le domicile et le travail est stagnante ou en croissance dans les principales régions du Québec (voir Figure 1), et ce, malgré une cible de réduction de 20 % des déplacements en « auto solo » énoncée dans la Politique de mobilité durable du Québec[6]. Le réseau routier accapare une part grandissante du PQI (Plan québécois des infrastructures 2024-2034) avec plus de 34,5 milliards de dollars contre moins de 14 milliards prévus en transport collectif[7]. En outre, malgré les infrastructures vieillissantes de transport collectif (comme le métro) et la nécessité de les entretenir et de les moderniser (en rendant accessibles toutes les stations de métro, par exemple), on observe un recul significatif des investissements en maintien d’actifs, ce qui génère un déficit qui met en péril la viabilité de l’offre (voir Figure 2)[8]. Tout ceci alors que persiste le sous-financement chronique du fonctionnement des services de transport collectif quand, de l’autre côté, on ne se questionne pas sur la nécessité de remplir les nids de poule ou sur le fait que circuler sur une route soit gratuit.
Figure 2. Milliards de dollars investis en maintien d’actifs du transport collectif dans le PQI de 2013 à 2034 [9]
Le transport routier (stationnements, voies de circulation) occupe la majorité des emprises publiques (voir Figure 3) (74 % de la voirie dans les arrondissements montréalais, selon une estimation faite en 2021, excluant le réseau autoroutier qui y est presque exclusivement dédié)[10], laissant peu de mètres carrés au bouquet des modes de transport qui représente la véritable solution à la transformation de la mobilité, engendrant des conflits busvélo-piéton·nes qui détournent l’attention du véritable enjeu d’équité du partage de la rue.
Figure 3. Répartition de la voirie selon l’arrondissement à Montréal (Ahuntsic-Cartierville : AC ; Le Plateau-Mont-Royal : PM ; Anjou : AJ ; Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles : RP ; Côte-des-Neiges– Notre-Dame-de-Grâce : CN ; Rosemont–La Petite-Patrie : RO ; Île-Bizard–Sainte-Geneviève : IS ; Saint-Laurent : LR ; Lachine : LC ; Saint-Léonard : LN ; LaSalle : LS ; Le Sud-Ouest : SO ; Mercier–Hochelaga-Maisonneuve : MH ; Verdun : VD ; Montréal-Nord : MN ; Ville-Marie : VM ; Outremont : OM ; Villeray–St-Michel–Parc-Extension : VS ; Pierrefonds-Roxboro : PR)[11]
Concevoir un système québécois de transport et de mobilité
À travers toutes les échelles du territoire québécois, il faut mettre en œuvre une transformation des systèmes de transport et de mobilité pour mettre à profit les transports collectifs sous différentes formes. Cette transformation doit faire appel à une diversité de solutions (sociales et technologiques) et assurer la cohérence multiéchelle des réseaux et services.
Il faut, par exemple :
1. Établir une vision québécoise et une feuille de route pour la conception et la planification d’un réseau panqué- bécois de mobilité ancré autour de systèmes de transport collectifs performants, enrichis d’infrastructures de modes actifs (marche, vélo) et de services de transport à la demande, modes partagés (notamment l’autopartage qui est une clé pour permettre aux ménages de s’affranchir de la nécessité de posséder un ou plusieurs véhicules) et micromobilité.
2. Énoncer des cibles qui s’alignent sur l’approche RTA (réduire-transférer améliorer), comme des cibles agressives de réduction de la dépendance à la voiture, contrastera avec l’idée qu’« à chaque québécois, sa voiture électrique » et permettra d’atteindre de telles cibles.
3. Développer une compréhension fine des besoins de déplacement actuels en s’appuyant sur des données probantes telles que celles qui proviennent des grandes enquêtes québécoises sur la mobilité[12], et de divers scénarios qui tiennent compte de la demande dite latente (soit contrainte par l’absence d’offre, soit redirigée vers d’autres modes, destinations ou heures de déplacement).
4. Remettre en question les normes de conception routière, la valeur du temps associée aux différents types de voyageur·euses, le niveau de service qui fait abstraction des enjeux d’inclusivité et des impacts à long terme, puis revoir l’allocation des emprises publiques (partage de la rue) pour véritablement donner la priorité aux modes dont on souhaite augmenter l’efficacité et aux usager·ères dont on souhaite augmenter la présence et la sécurité.
5. Proposer des scénarios d’offres de transport en commun, de réseaux actifs et de systèmes partagés sur la base d’hypothèses clairement énoncées, d’outils transparents (idéalement ouverts et accessibles, comme la plateforme Transition13) (voir Figure 4), de données probantes et d’indicateurs couvrant une diversité d’impacts sociaux, économiques et environnementaux, notamment en s’inspirant de la logique des chaînes de causalité. Assurer aussi que les hypothèses et paramètres soient formalisés et que les résultats puissent être reproduits.
Figure 4. Exemple de carte d’accessibilité en transport collectif (calculs basés sur la plateforme Transition)
6. Inclure des analyses de robustesse et de redondance pour assurer que les usager·ères des réseaux de transport collectif ne soient pas otages d’un trajet, d’un mode ou d’une option. Qui en effet aurait eu l’idée de fermer le pont Jacques-Cartier à l’ouverture du nouveau pont Samuel-De Champlain pour éviter que sa demande ne soit cannibalisée comme on l’a fait lors de l’ouverture du REM en retirant des lignes de bus « en compétition » ?
7. Assurer la cohérence des réseaux à toutes les échelles, cesser de réfléchir les mobilités urbaine, périurbaine, interrégionale, interurbaine ainsi que leurs réseaux, de façon indépendante et plutôt considérer les trajectoires complètes dans l’évaluation de la performance et de la qualité des trajets et des options disponibles.
Quelle responsabilité pour les ingénieur·es ?
L’article 1.1 de la Loi sur les ingénieurs souligne clairement que l’exercice de l’ingénierie est « une activité à caractère scientifique » et dont le but est « d’offrir un milieu fiable, sécuritaire et durable ». Le code de déontologie des ingénieur·es souligne aussi qu’il faut « respecter ses obligations envers l’homme et tenir compte des conséquences de l’exécution de ses travaux sur l’environnement et sur la vie, la santé et la propriété de toute personne ».
Respectons-nous vraiment l’essence de cette loi et du code de déontologie lorsque comme ingénieur·es, nous permettons, par nos compétences et notre savoir-faire, la mise en œuvre de décisions qui vont à l’encontre de l’ensemble des cibles de la Politique de mobilité durable (parmi d’autres cibles), qui augmentent la dépendance au véhicule privé, qui augmentent les coûts collectifs et individuels de transport, qui augmentent les inégalités, qui exacerbent la crise climatique en promouvant le statu quo ? Protéger le public n’est-ce pas justement mettre en lumière tous les risques associés à de mauvaises décisions, mauvais choix d’infrastructures, mauvaises dépenses, en s’appuyant sur des faits probants et une démarche scientifique rigoureuse ? C’est ce que suggère d’ailleurs l’article 2.05 de notre code de déontologie.
Quelle responsabilité ont les ingénieur·es, en 2024, face à un sous-investissement dans le maintien des actifs (comme le métro de Montréal), à un désengagement chronique envers le transport en commun et ses alliés (marche, vélo, micromobilité, modes partagés), à un appétit pour de nouvelles infrastructures (le fameux troisième lien), aux dépens de la viabilité des infrastructures existantes, à l’absence de considération de la chaîne de causalité complète des impacts découlant de décisions maintenant le statu quo ou exacerbant les enjeux fondamentaux d’un système de transport ancré autour du véhicule privé ?
Plusieurs… notamment de mettre en lumière les risques associés à une mauvaise planification et gestion des réseaux, de s’interroger lorsque vient le temps de contribuer à des projets qui négligent les impacts à long terme et qui font fi des connaissances scientifiques ainsi que de contribuer proactivement au développement de cette vision commune de la mobilité dont on a tant besoin au Québec.
Voir la revue complète
[1] Données de population des recensements canadiens (Statistique Canada) ; données ouvertes sur les véhicules en circulation : https://www.donneesquebec.ca/recherche/dataset/vehicules-en-circulation.
[2] Enquête sur les dépenses des ménages (EDM), Statistique Canada
[3] Selon les données du Canadian Black Book et de l’Indice des prix AutoHebdo.
[4] Enquête sur les dépenses des ménages (EDM) et données de population des recensements canadien, Statistique Canada.
[5] Morency, C., Verreault, H., Demers, M. (2015). Identification of the minimum size of the shared-car fleet required to satisfy car-driving trips in Montreal, Transportation (2015) 42:435–447 – DOI 10.1007/s 11116-015-9605-2.
[6] Gouvernement du Québec (2018). Politique de mobilité durable – 2030. Transporter le Québec vers la Modernité, 54 pages.
[7] Plan québécois des infrastructures 2024-2034 (2024) https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/secretariat-du-conseil-du-tresor/publications-adm/budgets/2024-2025/6-Plan_quebecois_des_infrastructures.pdf
[8] STM (2024). Présentation faite par M. Eric Allan Caldwell lors des rendez-vous de la mobilité durable « Le métro de Montréal : un actif extraordinaire ».
[9] STM (2024). Présentation faite par M. Eric Allan Caldwell lors des rendez-vous de la mobilité durable « Le métro de Montréal : un actif extraordinaire ».
[10] Lefebvre-Ropars, G., Morency, C. et Negron-Poblete, P. (2021) Caractérisation du partage de la voirie à Montréal : Note de recherche, Polytechnique Montréal, 17 pages.
[11] Lefebvre-Ropars, G., Morency, C. et Negron-Poblete, P. (2021). Caractérisation du partage de la voirie à Montréal : Notes de recherche, Polytechnique Montréal, 17 pages
[12] Transition est une plateforme ouverte développée par la Chaire Mobilité de Polytechnique Montréal pour soutenir la planification de réseaux de transport collectif et multimodaux. www.transition.city